ARCHITECTURE - L’architecte

ARCHITECTURE - L’architecte
ARCHITECTURE - L’architecte

Plus que tout autre créateur artistique, l’architecte est solidaire du milieu où il vit, de la société dont il exprime le caractère, qu’il travaille en conformité avec elle ou en opposition avec son temps. La création architecturale a ses exigences qui limitent les possibilités infinies de l’imagination; elle ne peut négliger les structures politiques, sociales et économiques dont elle n’est souvent que l’interprète pour définir et créer, en rapport avec elles, le cadre de vie adapté aux membres de la communauté. Elle n’est pas moins tributaire, sur le plan esthétique, des techniques et des matériaux. Toute l’histoire de l’architecture tend à prouver combien les formes et les décors sont liés aux matériaux et combien grandes sont les pesanteurs qui retardent l’adaptation de l’esthétique architecturale à des matériaux nouveaux, eux-mêmes liés aux ressources, aux techniques, aux croyances et aux formes de pensée d’une société ou d’un moment de civilisation. L’architecte, en ce sens, est d’abord «l’homme de son temps», l’homme d’une situation politique, d’un moment historique.

1. Statut de l’architecte dans le monde antique

Les architectes des grands empires

Les structures politiques, sociales et religieuses des grands empires des IIIe et IIe millénaires avant notre ère ont déterminé la fonction de l’architecte. Il n’est d’architecture que religieuse, funéraire ou princière, car le roi ou le pharaon sont d’abord les serviteurs des dieux. L’architecture est donc essentiellement religieuse et royale; elle doit fournir au dieu et au roi le cadre où ils pourront le mieux remplir leur fonction. L’architecte ne se distingue pas des fonctionnaires chargés d’administrer le pays; il n’a pas de fonction indépendante, et tout grand personnage, quand ce n’est pas le roi lui-même, peut prendre ou recevoir la charge de faire construire l’édifice nécessaire à l’État. Car les règles de cette construction sont fixées par les théologiens, les prêtres, les ministres du culte. Les formes extérieures, les matériaux, les décors sont déterminés par la fonction rituelle de l’édifice; la beauté ne vient que par surcroît pour réjouir le dieu. Les textes et l’iconographie témoignent de cette confusion des rôles. À Ur et à Lagash, c’est le roi qui est représenté avec une tablette sur les genoux, portant le plan de l’édifice; ce sont les grands fonctionnaires qui, en Égypte, reçoivent la charge de diriger les chantiers de construction. La spécialisation technique ne se trouve qu’au niveau de l’exécution. Les chefs de chantier jouent tout à la fois le rôle d’architecte et d’entrepreneur; ils appartiennent aux mêmes catégories sociales que les tailleurs de pierre ou les maçons. Les noms connus des responsables des grands chantiers se retrouvent parmi les plus grands dignitaires du royaume. Imhotep, auteur du plus grand ensemble funéraire de Djeser, était chancelier du roi; Inéni, qui construisit la tombe de Thoutmôsis Ier ainsi que les quatrième et cinquième pylônes de Karnak, était préfet de Thèbes et chef des greniers d’Amon. Sénenmout, l’auteur du plus grand ensemble architectural connu après Karnak, le temple de Deir el-Bahari, était grand chef des domaines d’Amon et précepteur des enfants de la reine.

Architecte et société dans la Grèce antique

Dans le monde de la cité où se développe la civilisation grecque, le rôle et la place de l’architecte sont en relation avec la vie de la communauté, de la polis.

Comme il est naturel, c’est d’abord aux progrès de la technique que sont associés les noms des premiers architectes. Toxios serait l’inventeur des techniques de construction en argile et en brique crue; Euryalos et Hyperbios auraient introduit à Athènes l’art de construire les maisons, et Kinyras aurait imaginé les couvertures de toit en tuile; Thrason serait à l’origine des modes d’appareillage de la pierre et Trophonios aurait inventé la technique de la taille et du polissage de la pierre. D’après Diodore, Dédale, le symbole de l’artisan et du technicien, devrait sa renommée aux progrès qu’il a fait réaliser dans la taille des statues et dans la construction des ouvrages en pierres taillées.

Le nom même d’architektôn se réfère aux techniques primitives de construction en bois, puisqu’il désigne le maître charpentier.

Tous les architectes célèbres de la période archaïque, dont le nom est associé à quelque ouvrage connu par l’archéologie, doivent leur renommée à des prouesses techniques. Chersiphron sut résoudre les difficultés posées par la mise en place des énormes architraves du temple d’Artémis à Éphèse; Rhoikos sut trouver les moyens techniques de donner au temple de Héra à Samos les fondations nécessaires à l’édifice construit en terrain marécageux; son confrère Théodoros inventa le tour qui permit de sculpter rapidement les bases de colonne de ce grand temple diptère. Eupalinos sut résoudre les problèmes de topographie et de nivellement posés par le creusement à travers la montagne du grand aqueduc qui alimentait Samos en eau potable.

Tous ces ouvrages étaient des constructions commandées par la communauté; l’architecte était au service de cette communauté. Il ne pouvait être question pour un citoyen, même de haut niveau, d’utiliser un architecte pour un ouvrage privé. Un des nombreux scandales causés à Athènes par Alcibiade, à la fin du Ve siècle, fut d’avoir engagé un architecte et un peintre pour embellir et décorer sa maison.

Dès lors, la création architecturale et le rôle de l’architecte se trouvent soumis à des contraintes assez précises. Le temple grec répond à des règles et à des formes culturelles que l’architecte doit respecter. Son rôle sera, dans un type d’édifice qui lui est imposé, de trouver les proportions, les aménagements intérieurs, les formes décoratives les mieux adaptés au site, à la structure intérieure spécifique de l’édifice.

Mais quel était, dans ce cadre politique et social de la cité, le mode d’action de l’architecte? Les textes nous permettent d’établir une nette distinction entre trois catégories d’architectes.

Au premier groupe appartiennent ceux qu’on appellerait aujourd’hui les architectes de conception, les grands «patrons». Ce sont eux qui répondent aux appels d’offres lancés par le Conseil de la ville et par l’administration des grands sanctuaires. Ils traitent directement avec les conseils ou commissions responsables à qui ils présentent leurs projets sous forme de maquette. Leurs noms sont connus et restent attachés aux grands édifices qu’ils ont conçus: Rhoikos à Samos, Ictinos pour le Parthénon, Pythéos pour le temple d’Athéna à Priène et le Mausolée d’Halicarnasse, Scopas pour le temple de Tégée, etc. Ils sont appelés hors de leur cité, perçoivent de fortes rétributions et leur renommée est grande.

Le deuxième groupe est constitué par les architectes d’exécution; ils sont en général fixés dans leur cité et reçoivent la responsabilité du chantier ou, mieux, d’une partie du chantier. Ainsi, pour la reconstruction des fortifications d’Athènes au IVe siècle, Callicratès est le responsable du projet, et il répartit l’ensemble des travaux en dix chantiers confiés chacun à un architecte. Ils jouent le rôle d’experts auprès de la commission des travaux, veillent au respect des devis descriptifs et autorisent les paiements. Ils restent souvent anonymes. Leur salaire n’est guère plus important que celui des ouvriers spécialisés.

Les architectes fonctionnaires forment la troisième catégorie; ils sont choisis par l’assemblée du peuple, comme tous les techniciens; il y a un architecte pour le sanctuaire d’Éleusis, d’autres ont la charge des remparts. Ils peuvent constituer une sorte de service d’architecture de la ville, surveillant l’application des règlements de voirie, l’implantation des édifices; ils assurent la défense du domaine public contre les empiétements privés. Ils touchent un salaire fixe.

Quelle que soit leur fonction, les architectes jouissent d’une considération certaine dans la société; les textes ne laissent pas de doute sur ce point. Ils font partie des catégories de techniciens privilégiés que les cités honorent. Mais les grands maîtres qui avaient coutume d’écrire des commentaires sur leurs œuvres jouissaient d’une renommée particulière. On sait par Vitruve que Rhoikos et Théodoros avaient publié un traité sur leur temple de Héra à Samos, Chersiphron sur celui d’Artémis à Éphèse, Ictinos et Carpion sur le Parthénon.

Aux yeux des philosophes, en particulier de Platon et d’Aristote, l’architecte surpassait les peintres et les sculpteurs, simples imitateurs de la réalité. Les architectes participaient en effet à la création véritable, en garantissant la valeur de leur création par la pratique de la géométrie et des nombres. Nous touchons ici aux méthodes de travail des architectes grecs. En présence d’un programme, temple ou édifice public, la première démarche était d’en définir le plan et les proportions par un système de tracé géométrique simple, faisant appel aux figures privilégiées dont la tradition se transmettait d’atelier en atelier, ou de génération en génération. Ce tracé géométrique, par le seul emploi des triangles égyptiens, des rectangles parfaits ou du pentagone étoilé, permettait à l’architecte de mettre en place les éléments de son plan fixé par le programme et de définir les principales dimensions. Ensuite, par le jeu de rapports simples, il établissait le devis descriptif chiffré, et c’est ce document qui était utilisé par les commissions préposées aux constructions pour mettre les travaux en adjudication et lancer les appels d’offres aux entrepreneurs.

Tout était donc géométrie et nombres, et ce travail participait de la réflexion philosophique. On le vit bien lorsqu’un architecte décorateur athénien, à la fin du Ve siècle, inventa pour le décor scénique d’une pièce d’Eschyle une représentation architecturale dessinée en tenant compte de la perspective; l’innovation attira l’attention des philosophes Anaxagore et Anaximandre qui définirent scientifiquement les problèmes de la perspective, invention qui brisait avec plusieurs siècles de peinture colorée à plat.

Hippodamos le Milésien, architecte de sa propre cité, constructeur du Pirée et de Thourioi, est désigné par Aristote comme un métérologos , un philosophe de la nature, dans la tradition de l’école philosophique de Milet rendue célèbre par Thalès et ses réflexions politiques. Hippodamos passe pour être l’inventeur des plans de ville fonctionnels, divisés en quartiers spécialisés.

Ces quelques exemples illustrent le rang de l’architecte dans la société des cités grecques; il y occupe une place de choix; il est en relation avec tous les milieux, philosophes, écrivains, artistes, car plusieurs de ces architectes sont aussi des sculpteurs: Scopas notamment. C’est par souvenir et idéalisation rétrospective que Vitruve, dans le premier chapitre de son traité d’architecture, trace le profil de l’architecte; mathématicien et historien, peintre et philosophe, il doit aussi avoir des notions de médecine, bien connaître tous les problèmes techniques de son temps; c’est une formation longue et approfondie que Vitruve préconise pour l’architecte.

Au cours du IVe siècle, se dessine une évolution qui annonce les transformations de l’époque hellénistique et les caractères de la fonction d’architecte dans la société romaine. Elle reflète l’évolution politique. On voit se manifester le rôle des princes ou des puissances personnalisées. Ainsi les satrapes d’Asie Mineure, administrant avec beaucoup d’autonomie le pays pour le compte du roi de Perse, tout férus d’hellénisme, font venir les artistes de Grèce. Mausole à Halicarnasse, les satrapes de Lycie à Xanthos se font construire des palais et des tombeaux luxueux, dont ils confient l’exécution à des architectes et à des sculpteurs grecs. Pythéos, Scopas, Léocharès, Satyros collaborent dans la construction et la décoration du célèbre Mausolée. En Macédoine, Philippe et Alexandre s’attachent les peintres et les architectes de Grèce. Deinocratès, le créateur d’Alexandrie, est au service personnel du roi de Macédoine.

Ainsi se dessine le mouvement qui va s’épanouir au siècle suivant. Les rois hellénistiques deviennent eux aussi de grands bâtisseurs; les Ptolémées en Égypte, les Attalides et les Séleucides en Asie Mineure et dans le Proche-Orient ont des équipes d’architectes à leur service. La nature même des programmes décidés et surveillés par les princes, les techniques de construction, avec les énormes travaux de terrassement et de soutènement qu’impliquent les constructions monumentales, transforment les architectes en ingénieurs. Commence alors la confusion des termes qui sera constante à l’époque romaine et dans le monde byzantin, entre l’architektôn et le méchanikos ; entre l’architectus et le machinator ; architecte et ingénieur, c’est la fonction technique qui l’emporte.

Au service de la «diplomatie architecturale» des rois et des princes, l’architecte devient le technicien qui avec ses équipes travaille anonymement pour la gloire de ses maîtres. Il est significatif que nous ne connaissions aucun nom des architectes qui travaillaient pour les Attalides. Sauf Sostratos de Cnide, qui a construit le grand phare d’Alexandrie, on ne connaît aucun des architectes œuvrant à Alexandrie ou dans les îles grecques pour les Ptolémées. Les noms que les papyrus ont conservés sont ceux des architectes fonctionnaires, chargés de tâches courantes dans les villes et villages. Et, cependant, les techniques de construction et les styles prouvent, sans aucun doute possible, que les Attalides comme les Ptolémées envoyaient à Athènes, à Delphes, à Samothrace leurs architectes et leurs ouvriers spécialisés.

L’architecte dans le monde romain

«Aux masses si nombreuses et si nécessaires de tant d’aqueducs, allez donc comparer les pyramides qui ne servent à rien, ou encore les ouvrages des Grecs, inutiles, mais célébrés partout.» Ce qui pourrait passer pour la boutade d’un haut fonctionnaire, exclusivement préoccupé de son domaine, comme l’était Frontin, préposé aux aqueducs de Rome, répond à une réalité profonde de l’architecture romaine: sa fonction d’abord pratique, ou, mieux, fonctionnelle, très étroitement associée au cadre urbain, et conditionnée elle aussi, surtout à l’époque impériale, par une politique de prestige. Si l’on ajoute que la technique de la construction avec l’emploi du béton, du caementicum , au lieu de l’appareil en gros blocs et que le développement des arcs, de la voûte, de la coupole au lieu des plates-bandes et des charpentes posent des problèmes d’équilibre et de poussée inconnus de l’architecture grecque, on comprend que les considérations techniques deviennent primordiales. L’architecte se transforme de plus en plus en ingénieur, sauf toutefois pour les problèmes de composition qui exigent l’intervention de quelques personnalités dont les noms seuls ont été conservés.

À Rome, dès la fin du IIe siècle avant J.-C., on constate cette dépendance de l’architecte devenu technicien au service des maîtres d’œuvre que sont les magistrats ou les puissants politiques désireux d’attacher leur nom à quelque grand édifice utilitaire ou religieux. Autour de Scipion Émilien et ensuite de Sylla, de Pompée, se regroupe une clientèle de techniciens où les architectes se distinguent mal des marbriers et des autres spécialistes du bâtiment; ils appartiennent à la même classe des étrangers et des affranchis. C’est parmi eux qu’il faudrait chercher sans doute ces artisans venus d’Asie Mineure, de Pergame ou de Syrie, mettant leur savoir-faire au service des imperatores romains. Mais leurs noms restent inconnus, car seul le commanditaire apparaît dans la dédicace de l’édifice. Une inscription récemment découverte fait connaître un citoyen romain comme l’architecte attitré de Catulus, censeur en 65 avant J.-C., qui avait reçu la charge de restaurer le temple de Jupiter Capitolin et de construire le tabularium (archives publiques). Les tâches de ces architectes étaient variées: ils étaient à la fois architectus, machinator (ingénieur) et redemptor (entrepreneur).

À l’époque impériale, quelques noms émergent de l’anonymat, comme celui d’Apollodore de Damas, l’architecte de Trajan, qui lui confia la construction de son forum et de tout l’ensemble monumental qui l’environnait, ou de Robirius, l’architecte de Domitien, qui aurait dirigé la construction du palais du Palatin. On aimerait mieux connaître le rôle exact de ces architectes et leur façon de travailler. À juger par les œuvres et les monuments où leur personnalité a pu se manifester, ils ont su intégrer à des conceptions romaines, avec des techniques propres à l’Italie, des formes et des structures apportées des villes hellénistiques. Très vite, ces formes ont été «romanisées» et mises au service d’une conception de l’espace, d’un aménagement des volumes, d’une composition organique propres à l’architecture romaine. Ont-ils travaillé sur maquette, comme leurs prédécesseurs? Ont-ils utilisé des dessins sur parchemin – les membranulœ –, comme ces plans d’une école de gladiateurs que César examinait, dit Suétone, le jour où il devait franchir le Rubicon? Aucun document littéraire ou épigraphique ne permet de le dire. Sous l’empire, étaient-ils «fonctionnarisés» ou dépendaient-ils de la cassette personnelle de l’empereur? La permanence des plans et des compositions monumentales (sanctuaires, basiliques, forum) qui se répandent à travers l’Empire laissent supposer que les techniciens se déplaçaient avec des schémas adaptés sur place à une main-d’œuvre locale. Ces caractères sont nettement sensibles dans les réalisations architecturales des villes petites ou moyennes de la Gaule romaine.

Il ne semble pas que les architectes aient jamais occupé à Rome le rang social et intellectuel qu’ils avaient atteint en Grèce aux Ve et IVe siècles avant J.-C. Ils furent essentiellement des fabri , des techniciens, et les ouvrages qu’ils ont laissés sont des traités de technique, aussi bien le De architectura de Vitruve que le traité des aqueducs de Frontin. Le cas de Vitruve est très révélateur. Ce fut un ingénieur militaire qui n’exécuta aucune œuvre importante, exception faite de la basilique de Fano. Son ouvrage n’est souvent qu’une compilation des traités d’architectes grecs dont il oppose la science, la culture et l’habileté à celles de ses contemporains. Attitude nostalgique à l’égard d’un monde où il n’a pas accès.

2. La formation et le statut de l’architecte au Moyen Âge

De nombreux manuscrits du Moyen Âge appellent Dieu l’Architecte de l’Univers. Quelle preuve éclatante de la valeur intrinsèque qui s’attachait alors à l’art de concevoir un édifice et de l’élever! Toutefois, la profession d’architecte est restée longtemps anonyme, régie par des règles, certes, mais laissant dans l’ombre les individualités. Rares sont au haut Moyen Âge les architectes dont les noms nous sont parvenus. Les abbatiales et les cathédrales romanes ne nous livrent qu’exceptionnellement le nom de leur bâtisseur, et, quand nous le connaissons, nous cernons mal sa vie et sa personnalité.

Ainsi nous savons qu’un magister Odo (maître Eudes), originaire de Metz, a bâti la chapelle Palatine d’Aix. Son plan polygonal et son élévation élaborée ne sont pas sans rappeler d’illustres monuments d’Italie (par exemple San Vitale de Ravenne) ou du Proche-Orient. Eudes avait-il vu lui-même ces édifices, ou a-t-il – en moins d’une décennie – bâti la chapelle Palatine simplement d’après des croquis qu’on lui avait fait parvenir? La stricte modulation de cette œuvre bâtie en harmonie avec les nombres laisse penser qu’en plus de l’expérience acquise lors de voyages, pour l’époque lointains, Eudes disposait de notions tectoniques étendues. Le dispositif des arcs-diaphragmes étayant la tribune n’annonce-t-il pas le système des arcs-boutants gothiques?

Eudes de Metz, comme ses confrères carolingiens, connaissait probablement le De architectura de Vitruve. De la période carolingienne et romane, il s’est conservé plus de cinquante manuscrits (entiers ou en fragments) de ce traité d’architecture, rédigé au temps d’Auguste par un architecte théoricien. Nul doute que les maîtres d’œuvre carolingiens s’en inspirèrent. Eginhard, conseiller de Charlemagne, auteur des basiliques de Steinbach et de Seligenstadt, semble en avoir été un fervent admirateur. Quelques semaines avant de mourir, en mars 840, il demande encore à l’un de ses disciples de recopier le passage de Vitruve traitant de la scénographie, c’est-à-dire de la perspective. D’autres grands principes de cet ouvrage, comme la symmetria , la proportio – l’interdépendance proportionnée des différents éléments d’un édifice – et la commodulatio (symétrie des modules et des volumes), ont été puisés à cette source. Le terme de more romano – bâtir de façon romaine – revient souvent à cette période et aura même une incidence sur la disposition des édifices. C’est more romano que le moine Ratgar, architecte devenu abbé de son monastère, construit l’abbatiale de Fulda. Cela voulait dire que cette grande église – qui avait presque les dimensions d’une cathédrale gothique – était orientée à l’envers, c’est-à-dire «occidentée», comme la plupart des basiliques romaines. C’est encore more romano et non more prioris (à la façon habituelle) que son successeur Eigil disposera, après avoir tenu conseil avec ses moines, le cloître de l’abbaye dans l’axe de l’édifice et non contre le flanc sud comme le voulait le schéma habituel, tel qu’il apparaît sur le plan de Saint-Gall. L’auteur en est sans aucun doute un clerc et non un architector , car les données liturgiques et pratiques sont suivies à la lettre, alors que les murs sont indiqués par un simple trait, l’emplacement des portes par un léger interstice. On pourrait se demander quelle fut la place des architectes laïcs dans la construction religieuse du haut Moyen Âge, mais c’est en vérité un faux problème, car, à ce moment, les esprits les plus ouverts, les plus inventifs appartenaient presque exclusivement au clergé. Nous n’en voulons pour exemple que les deux architectes de la célèbre abbatiale ottonienne de Saint-Michel de Hildesheim. Les historiens, en général, attribuent le mérite de cette construction à l’abbé Bernward, grand artiste, surtout sculpteur magistral. Bernward a probablement conçu l’ensemble et assumé ainsi le rôle de l’architectus sapiens (ou prudens ), comme Ethelwold, évêque de Winchester au Xe siècle, auquel est attribué le titre d’architectus theoreticus. Mais nous savons aussi qu’à Hildesheim le travail sur le chantier a été dirigé par un moine venu de Cologne, Goderamnus, appelé architectus cementarius. Cette qualité est mentionnée déjà par Isidore de Séville au VIIe siècle: Architecti... cementarii sunt qui disponunt in fundamentis , c’est-à-dire les architectes sont les maçons qui disposent les édifices sur plan.

Goderamnus a laissé sa signature, accompagnée d’une croix, à la dernière page d’un Vitruve carolingien, copié sans doute à Cologne vers le milieu du IXe siècle: il s’agit du Harleianus 2767 du British Museum de Londres. Cette signature apporte la preuve de la connaissance intime de ce livre. Très certainement Goderamnus a utilisé aussi un ouvrage conservé au trésor de la cathédrale de Hildesheim, le Liber mathematicalis de Bernward, copie du De arithmetica de Boèce (vraisemblablement rédigé avant 1003), d’où l’étonnant axe longitudinal de l’église Saint-Michel, défini selon la série du tétraèdre, série développée à partir des nombres triangulaires 1, 4, 10, 20, 35, 56, 84, 120, etc.

À la fin du XIe siècle, nous voyons apparaître des architectes encore plus savants. Pour la nouvelle construction de Cluny, l’abbé Hugues fera appel à un clerc mathématicien de Liège. C’est à Hézelon que sont dues les proportions du gigantesque chevet de Cluny III. Le petit transept faisait 162 pieds dans son envergure nord-sud, alors que le grand transept mesurait 100 pieds de plus, donnée qu’on obtient en multipliant la première dimension par le coefficient 淋 (1,618). En plus de ces accords «harmoniques», K. J. Conant a su découvrir dans le plan de cette abbaye de nombreux systèmes numériques qui prouvent à quel point on souhaitait atteindre des concordances chiffrées.

Un siècle encore devra passer avant que les architectes n’émergent réellement de l’anonymat. De la construction de la cathédrale de Paris, tout le monde retient le nom de Maurice de Sully, évêque de Paris, mais nul ne connaît l’identité du bâtisseur véritable du chevet et de la façade occidentale. Le même anonymat règne à Chartres, dont la construction se poursuit en fait tout au long du XIIe siècle, et encore pendant le premier quart du XIIIe. En revanche, nous connaîtrons les architectes des cathédrales de Reims et d’Amiens.

À Reims, l’inscription du labyrinthe révèle les noms des quatre architectes qui accomplirent l’essentiel de l’œuvre: le chevet commencé en 1211 par Jean d’Orbais, la nef et le transept bâtis par Jean le Loup et Gaucher de Reims, enfin la façade et la grande rose qui furent réalisées par Bernard de Soissons à la tête du chantier de la cathédrale de 1255 à 1290. Également, à Reims, nous savons le nom d’un autre architecte de grand talent, auteur de l’église Saint-Nicaise, détruite par la Révolution, en 1798: Hugues Libergier, représenté sur une pierre tombale dans une longue robe, muni des instruments de sa profession, l’équerre, le compas à branches croisées et la règle graduée: «Ci-gît maître Hue Libergié, qui commença cette église en l’an 1229 et trespassa en l’an 1267.»

Deux pierres tombales honorent également deux autres architectes célèbres de l’Île-de-France: Pierre de Montreuil, qui construisit la nef de l’abbaye de Saint-Denis et la Sainte-Chapelle de Paris, et Jean de Chelles, architecte du transept de Notre-Dame de Paris. Pierre de Montreuil est même appelé docteur ès pierres. Son prestige fut si grand, même après sa mort, que sa femme Anne eut l’honneur d’être inhumée dans la chapelle à ses côtés.

L’architecte gothique qui aura laissé – du moins en ce qui nous concerne – le souvenir le plus concret est Villard de Honnecourt. Originaire d’un petit village de Picardie, Villard rédigea un carnet de notes, extraordinaire document de trente-trois feuillets de parchemin, écrits et dessinés recto verso. Ce texte, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de Paris (Ms. fr. 19093), appelé communément l’Album de Villard de Honnecourt, montre un esprit d’une grande curiosité qui s’attache à représenter plans, élévations, volumes, détails de décor. Ces croquis furent probablement collectés sur les chantiers de quelques grandes cathédrales, Laon, Meaux (à la construction de laquelle Villard semble avoir pris une part importante), Chartres et Reims. Comme beaucoup de maîtres d’œuvre de jadis, Villard fit de nombreux voyages dans les Flandres, en Suisse, en Allemagne, jusqu’en Hongrie et même en Transylvanie, où il participa à la construction de la cathédrale d’Alba Julia.

Les essais de triangulation de son carnet de notes sont plus connus que l’intérêt marqué par Villard de Honnecourt pour la charpenterie. L’architecte du Moyen Âge devait en effet avoir une bonne connaissance du métier de charpentier. L’importance du maître-charpentier égalait celle du maître-maçon, tailleur de pierre. Hahnloser, commentant l’Album, a observé avec justesse que des compléments d’une autre main y avaient été ajoutés; il s’agit donc d’un véritable Baubuch , livre de chantier, qui a dû servir pendant plus d’une génération. Certains des dessins de Villard de Honnecourt s’inspirent de l’Antiquité, notamment les plans qui proposent une modulation aussi strictement carrée que celle suggérée par Vitruve ou les arpenteurs des premiers siècles de notre ère. Comme son illustre prédécesseur romain, Villard s’arrête parfois à des détails surprenants et explique, par exemple, le fonctionnement d’un jouet hydraulique en vogue alors, le «chantepleure». Un pont se trouve ainsi jeté entre la curiosité inventive des Anciens et le génie sans cesse en éveil des grands artistes de la Renaissance.

D’où venait à ces hommes leur science? À l’héritage pratique et théorique de l’Antiquité classique (notamment les œuvres d’Aristote, de Platon, d’Euclide et de Ptolémée), il faut ajouter la vaste et très nuancée culture arabe, enseignée dans les universités d’Espagne au XIe et au XIIe siècle. Ce sont elles qui, en grande part, rendirent accessible l’acquis scientifique grec et arabe aux savants de l’Europe occidentale. Ce savoir était enseigné dans les nouvelles écoles françaises (Chartres, Laon, Paris), comme le prouve un manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris, rédigé dans le même dialecte que celui de Villard de Honnecourt:
DIR
\
Si tu veux trouver l’aire du triangle équilatéral...
Si tu veux savoir l’aire de l’octogone...
Si tu veux trouver le nombre de maisons d’une cité ronde.../DIR

L’architecte du XIIIe siècle s’intellectualise et, du coup, n’est plus ce praticien qui, cent ans plus tôt, participait encore manuellement à l’œuvre sur les chantiers. De cette mutation, nous conservons un témoignage peu ordinaire, le sermon offusqué d’un prêtre contemporain, Nicolas de Biard. Dans les grands édifices, s’exclame-t-il, il est coutume de voir un maître principal qui ordonne seulement par la parole mais n’y met jamais la main et, cependant, il reçoit un salaire plus important que les autres: «Les maîtres des maçons, ayant en main la baguette et les gants, disent aux autres: «Par ci me la taille», et ils ne travaillent point...»

En vérité, l’architecte, à ce stade de l’évolution des métiers, ne fait plus que dessiner les plans, les élévations, et établir les devis. Pensons au beau palimpseste de Reims montrant des plans d’édifices et l’élévation d’une grande église que John Harvey attribue à Hugues Libergier; aussi aux fameuses élévations A et B de la maison de l’Œuvre à Strasbourg, qui représentent la future façade de la cathédrale de Strasbourg (1275). Nombre de ces documents resurgirent au XIXe siècle, permettant l’achèvement de monuments restés à l’état fragmentaire depuis le Moyen Âge: cathédrales de Cologne, d’Ulm, de Ratisbonne.

Ce travail de création était établi dans les «chambres aux traits» – ces tracing houses mentionnées en Angleterre à partir de 1324 –, où l’architecte, avec ses collaborateurs, préparait les panneaux pour la coupe des pierres, mais aussi les dessins nécessaires à la construction. C’est dans un marché de 1381, relatif à la réfection d’un clocher à Toulouse, que l’on signale, pour la première fois en France, que la construction se fera d’après un dessin tracé «sur un petit rouleau de parchemin».

La baisse du prix du parchemin, à partir du XIVe siècle, a sans doute stimulé cette activité: auparavant, on devait se servir d’autres supports, comme des planchettes de bois. Ce qui, en revanche, surprend, c’est l’absence presque totale, au nord des Alpes, de maquettes. Pourtant, au IXe siècle, pour la reconstruction de Saint-Germain d’Auxerre, on avait présenté un modèle d’ensemble (concepti operis exemplar ) en cire, sans doute pour mieux étudier l’organisation complexe du chevet, nanti de cryptes inférieures et supérieures, doté de surcroît d’une rotonde axiale à triple niveau. «Début d’une tradition médiévale ou fin d’une tradition antique?» s’interroge Pierre Du Colombier, pour retenir plutôt la seconde des hypothèses. Elle se trouve confortée par le fait que l’Italie médiévale n’a cessé de produire des modèles, en raison surtout des nombreux concours qui obligeaient l’artiste à concrétiser au mieux l’œuvre commandée. Ces modèles étaient exécutés en bois, en plâtre, ou en bois recouvert de plâtre. Ainsi, en mai 1355, Francesco Talenti présente à Florence un modèle en bois pour les chapelles de Sainte-Marie-de-la-Fleur, qui constitue le précurseur du célèbre modèle de la coupole du Dôme, préparé par Brunelleschi.

Il nous reste à évoquer le problème de la loge maçonnique. Deux manuscrits anglais, le Regius rédigé vers 1390, le Cooke écrit vers 1430, exposent d’une part les coutumes des maçons, de l’autre l’histoire légendaire du métier. Ce ne sont pas des statuts professionnels à proprement parler 漣 comme ceux d’Étienne Boileau, par exemple 漣, mais ils forment plutôt une sorte de constitution maçonnique. Un point du Regius a frappé les esprits, celui qui adresse cette recommandation à l’apprenti: «Les conseils de son maître il doit garder et ne pas révéler ainsi que ceux de ses compagnons. Avec bonne volonté, il ne répète à personne ce qui se passe dans la loge, ni ce qu’il entend, ni ce qu’il voit faire.» On a voulu y voir le souci de maintenir secrètes au sein de la loge certaines données d’ordre ésotérique, mais ne s’agissait-il pas tout simplement, comme le proposent les savants anglais D. Knoop et G. P. Jones, de préserver les secrets de technique et de métier? Un passage du Livre de la construction des pinacles – par l’architecte allemand Poriczer, 1486 – confirme cette interprétation. L’auteur nous apprend que son opuscule dévoile, en fait, un secret de maçon. Un document de 1459 jette à son tour une lumière significative sur la nature des secrets maçonniques. Les maîtres tailleurs de pierre de Strasbourg, de Vienne et de Salzbourg, réunis à Ratisbonne dans le but d’unifier les statuts de leurs loges, arrêtèrent ce principe: «Aussi nul ouvrier, nul maître, nul «parlier», nul journalier n’enseignera à quiconque n’est pas de notre métier et n’a jamais fait travail de maçon comment tirer l’élévation du plan.»

Parfois donc les architectes venant de pays et d’horizons fort divers se retrouvent en assemblée, le plus souvent quand il s’agit d’expertiser ou de mettre en chantier une œuvre importante. En 1391, on avait fait venir à Milan des architectes de nombreux pays et même un mathématicien de Plaisance, expert en géométrie. Un an plus tard, on se décida à rappeler un conseil de quatorze maîtres, dont l’Allemand Henri Parler de Gmünd, qui, quelques mois auparavant, avait été nommé ingénieur de la fabrique. Les autorités ecclésiastiques milanaises posèrent onze questions à cette assemblée, dont celle-ci: fallait-il terminer la cathédrale ad quadratum ou ad triangulum , sans compter dans la mesure le tiburium , c’est-à-dire la forme ronde de la coupole? Ad quadratum signifiait bâtir sur un carré dont le côté est égal à la largeur de l’église; ad triangulum , sur un triangle équilatéral. C’est cette seconde solution qui fut retenue contre l’avis de Parler, mais, ensuite, on adoptera une solution intermédiaire. Dans son édition de Vitruve à Côme en 1521, Cesare Cesariano publie une élévation de la cathédrale de Milan construite ad triangulum , curieusement appelée more germanico , c’est-à-dire à la manière gothique.

Si, aux XIVe et XVe siècles, les architectes allemands semblent avoir pris le pas sur les autres, c’est que leur Hallengotik avait alors atteint ses sommets, l’architecture gothique s’étant progressivement épuisée au cours du XIVe siècle. Des hommes tels Jean Hültz, architecte de la cathédrale de Cologne mais aussi des flèches de la cathédrale de Burgos, Ulrich von Ensingen, architecte de la cathédrale d’Ulm et également du splendide tronçon intermédiaire de la haute tour de la cathédrale de Strasbourg, Matthäus Böblinger, à Ulm, Hans Stethaimer, à Landshut, Anton Pilgram, à Vienne, ont tous tenu à placer leur portrait dans leurs cathédrales. Le buste le plus impressionnant est celui de Stethaimer dans l’église Saint-Martin de Landshut en Bavière. À vrai dire, nous sommes ici face à ces «hommes nouveaux» que Georges Duby voit effectivement surgir au XIVe siècle, en même temps que se rénovent les libertés et que s’installe une nouvelle conception de la création. L’organisation de la corporation des architectes s’étend alors à d’autres métiers, ceux de la sculpture et de la peinture en particulier. Des équipes cohérentes et mobiles se constituent, et nous verrons parfois même un grand peintre comme Giotto à Florence être chargé de la direction d’une fabrique de cathédrale. Au XIVe siècle, ces véritables chefs d’entreprise sortent de l’anonymat comme le font, au même moment, les grands capitaines de guerre.

Il y aurait un chapitre à écrire sur les exigences de plus en plus poussées des architectes; une expertise réunit à Chartres en 1316 plusieurs architectes renommés: Jacques de Longjumeau, maître-charpentier et juré de Paris, Nicolas de Chaumes, maître de l’œuvre du roi, ainsi que Pierre de Chelles, maître de l’œuvre de Notre-Dame de Paris. Leurs honoraires ne furent pas négligeables puisqu’ils s’élevèrent à vingt livres par architecte, plus dix solz (sous) pour chacun de leurs valets.

Les travaux de D. Kimpel et de R. Suckale sur le développement de la taille en série dans l’architecture gothique ajoutent un volet supplémentaire au rôle tenu par l’architecte, non seulement dans l’art mais aussi dans l’économie de l’époque. L’importance, par exemple, des chantiers amiénois ainsi que la rapidité de la construction s’expliquent par cette modernisation. Au XIIIe siècle, les appareils étaient largement systématisés, et bien des membres architecturaux presque entièrement composés en série. Cela suppose une coordination et des harmonisations qui réduisaient de beaucoup la part de l’improvisation, si chère encore aux maîtres d’œuvre de l’époque romane finissante.

L’importance croissante d’appareillages rationnels a donné naissance, au XIIIe siècle, à une nouvelle profession: l’appareilleur ou, en latin, apparator. L’établissement relativement tardif de cette profession (mentionnée pour la première fois en 1292) laisse supposer qu’auparavant la détermination de l’appareil ainsi que la tâche de contrôler l’élévation des maçonneries revenaient aux architectes – aux architecti cementarii sans doute.

3. Renaissance et Temps modernes

L’autonomie de l’architecte face aux différentes professions du bâtiment est le résultat d’une lente évolution, amorcée au XVe siècle en Italie et qui se poursuit jusqu’à la fin de l’Ancien Régime en France: deux époques déterminantes de l’histoire du monde occidental, où la réflexion sur le rôle de l’individu dans la société, et plus précisément celui de l’artiste, précéda la formulation officielle d’une spécificité socioprofessionnelle. Il aura fallu quatre siècles pour que s’affermissent les positions de l’architecte face à l’ingénieur, à l’édile ou au patron (nous utilisons ce terme dans son sens anglais), mais aussi face aux professions corporatives de la construction, tailleurs de pierre, maçons, conducteurs de travaux, charpentiers, et, plus tard, à l’entrepreneur. Que certains représentants de ces professions aient pu s’attribuer le titre d’architecte, ou être nommés tels dans les pièces d’archives, du XVe au XVIIIe siècle, montre à la fois l’ambiguïté d’une discipline naissante et son aura sociale montante.

L’architecte des Temps modernes dut faire admettre le primat de la pensée, de la gratuité de la conception esthétique sur la maîtrise d’une technologie qu’il assimile désormais aux moyens techniques d’expression. Cette dualité, qui explique par exemple les conflits périodiques entre ingénieurs et architectes, obligea ceux-ci à affermir leur position en définissant, d’une part, une activité théorique qui correspond au dessin, et une pratique qui confirme leurs capacités de maîtres d’œuvre capables de conduire ou de superviser l’ensemble des travaux. Encore fallait-il qu’une déontologie les situât au sommet de la pyramide des corps du bâtiment, au plus près des édiles ou des patrons. Il n’y a évidemment pas de coupure entre l’attitude de l’époque moderne naissante et celle du Moyen Âge, dont l’évolution technologique et économique laisse déjà prévoir la nécessité de distinguer dans une même personne celui qui conçoit et qui construit, maître d’œuvre aux capacités plus étendues et mieux précisées que celles du pur architectus theoreticus ou du simple praticien conducteur de travaux. Dès la fin du XIIIe siècle et jusqu’à nos jours, la pratique essentielle de l’architecte, de son atelier et, bientôt, de son agence, passe par l’exercice du dessin, qu’il s’agisse du carnet de croquis, répertoire de modèles, ou des plans préparatoires à l’exécution – souvent testée sur maquette.

La conquête d’une position sociale (1423-1750)

L’architecte démiurge

Dès le milieu du XVIe siècle, en Italie d’abord, puis dans tous les pays gagnés par l’humanisme, la position sociale de l’architecte est bien affirmée. Que l’on pense par exemple à Philibert de l’Orme faisant graver son portrait en frontispice du Premier Tome de l’architecture (1567). Il est remarquable de voir l’architecture bénéficier, dès l’origine de l’invention de l’imprimerie, du principal moyen d’expression de l’humanisme que fut le livre. D’abord consacré à la théorie, celui-ci est ensuite orienté vers une vulgarisation où la place de l’illustration à partir de planches gravées apparaît comme l’innovation la plus considérable et la plus efficace. Inspirés directement des copies manuscrites du texte de Vitruve – dont les éditions se multiplient à travers l’Europe –, les plus célèbres ouvrages italiens seront largement diffusés et commentés pendant quatre siècles: ceux de Leon Battista Alberti (De re œdificatoria , entre 1450 et 1472, imprimé en 1485), de Francesco Colonna (Hypnerotomachia Poliphili... 1499), de Fra Giocondo (1511), de Sebastiano Serlio (éditions échelonnées entre 1537 et 1575), de Vignole (1562) et d’Andrea Palladio (1570). Louis Hautecœur a comparé les livres de Serlio et de Vignole à de véritables bréviaires pour les architectes du XVIe et du XVIIe siècle. La définition de la vocation de l’architecte, formulée brillamment par Alberti, a inspiré la théorie de l’architecture jusqu’à l’aube du XXe siècle: «J’appellerai architecte celui qui, avec une raison et une règle merveilleuse et précise, sait premièrement diviser les choses avec son esprit et son intelligence, et secondement comment assembler avec justesse, au cours du travail de construction, tous ces matériaux qui, par les mouvements des poids, la réunion et l’entassement des corps, peuvent servir efficacement et dignement les besoins de l’homme. Et dans l’accomplissement de cette tâche, il aura besoin du savoir le plus choisi et le plus raffiné.»

Les architectes les plus célèbres du Quattrocento et du début du Cinquecento avaient déjà à cette époque leur historien en la personne de Vasari qui, dans la première édition des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (1550), mentionne sept architectes, tandis que d’autres artistes, comme Brunelleschi, Michelozzo ou Raphaël sont représentés comme sculpteurs ou peintres (parfois les deux à la fois) ayant aussi exercé l’architecture. Si Alberti apparaît davantage comme un savant, épris d’architecture, Baccio Pontelli ou Chimenti Camicia avant tout comme ingénieurs-architectes, et Léonard de Vinci comme ingénieur-artiste, génial autodidacte, et architecte, Bramante, Giuliano et Antonio da Sangallo sont présentés comme des architectes à part entière, véritables phares de la profession autour de 1500. La carrière de Brunelleschi (1377-1446) est à cet égard exemplaire. Associé comme sculpteur à la réalisation des portes du baptistère de Florence, Brunelleschi, dont le père était notaire, avait reçu l’éducation de la bonne société du temps où les mathématiques avaient une particulière importance et incluaient notamment l’étude des proportions. Sa formation technique auprès d’un orfèvre lui fit aborder le monde professionnel soumis au système corporatif des artisans et des métiers d’art d’où, précisément, l’architecture était absente. Le fossé ne cessera d’ailleurs de se creuser entre l’architecte professionnel et l’ouvrier manuel, celui-ci devenant l’outil de la pensée du maître. En 1404, Brunelleschi figurait aux côtés du ciseleur Ghiberti, parmi les membres du comité de construction de la cathédrale de Florence; en 1420, on le retrouve employé comme contrôleur sur le même chantier, tandis que trois ans plus tard il est appelé «inventeur et directeur en chef de la coupole», appointé au salaire de 100 florins par an. La carrière de Brunelleschi résume le cheminement de la plupart des architectes «arrivés» du Quattrocento. Formés chez des artistes (toujours assimilés professionnellement aux artisans), ils apprennent auprès d’eux les rudiments théoriques de leur art: la perspective, l’étude de la nature et la vénération des antiques. Leur formation conserve un caractère autodidacte, et les voyages et la fréquentation des cercles humanistes orientent cette quête d’un savoir où l’homme est devenu la mesure absolue et l’architecte le démiurge d’un espace harmonieux conçu à l’image de la nature. La réflexion théorique sur l’architecture antique, puisée directement dans les ruines ou dans Vitruve, est traduite par le dessin, véhicule primordial des innovations de la Renaissance, qu’il s’agisse des nouveautés techniques ou esthétiques. À l’état d’ébauche sur le carnet de croquis, le dessin circule sur les chantiers. Il précède les applications techniques de la construction qui, elle, passe obligatoirement par l’exécution d’une maquette (ou modèle en bois) qui sert de terrain d’expérience permanent au cours de la construction. Par son truchement, l’architecte peut démontrer, tant auprès du patron que des ouvriers, le parti, les effets et les contraintes matérielles du bâtiment qu’il a conçu. Certains grands chantiers italiens des XVe et XVIe siècles, comme celui de l’achèvement du Dôme de Florence, ont été le creuset d’une révolution architecturale où les meilleurs techniciens et théoriciens confrontaient leurs points de vue et leurs compétences. Autour de ces chantiers se constitua l’appareil de production de l’architecte moderne: du chantier-atelier sortira l’agence, système supra-corporatiste qui englobe les différentes branches des métiers de la construction. Seul l’architecte, au service d’un patron dont il traduit les idées – mais souvent ne les lui suggère-t-il pas? –, doit faire montre d’un savoir universel et assumer la conception et la réalisation de l’œuvre. Le bâtiment, comme une peinture ou une sculpture, est désormais associé au nom de l’artiste.

Le grand débat sur l’architecture s’articule autour de deux données: d’une part, celle de la constitution d’un savoir de l’architecte qui peu à peu définit sa formation spécifique et, d’autre part, celle des moyens d’action dont il dispose au service du prince et de la collectivité. Au XVe siècle, les connaissances technologiques de l’ingénieur se développent et au XVIe siècle la structure de la production qui donne à l’architecte un rôle pivot dans l’activité économique, politique et culturelle de la cité se met en place. Les spéculations des architectes-théoriciens qui, tels Alberti ou Filarète, revivifient le mythe de la cité idéale, justifient certaines motivations idéologiques de la discipline, tandis que les ingénieurs y puisent l’inspiration des tracés régulateurs du plan de ville, par exemple.

Art du dessin, l’architecture a donc tenté les artistes familiers d’un art qui met en jeu la perspective et les combinaisons géométriques de l’espace. À côté des orfèvres sculpteurs, les peintres, mais aussi les charpentiers ou menuisiers, les décorateurs sont devenus architectes, en concurrence avec les ingénieurs dont le prestige tient à leur science de la construction. C’est à l’occasion des fêtes que ces artistes de formation si diverse révèlent leurs talents d’inventeurs, tant en pyrotechnie qu’en musique ou en architecture éphémère. Le prestige de la condition d’architecte s’accroît dans un climat d’émulation permanente due à la multiplicité des cours italiennes de la Renaissance. Les petits États autocrates, jaloux de préserver leur indépendance politique et économique, favorisent le progrès de l’art militaire. L’ingénieur, qui est ici le bras droit du condottiere, met son expérience d’architecte constructeur au service d’un urbanisme naissant soumis à une politique résolument ostentatoire, garante d’un climat économique et social le plus souvent prospère, ou souhaité tel... Les artistes et les architectes circulent d’une cour à l’autre, livrant les informations nécessaires à cette nouvelle omniscience , et non plus seulement des «recettes», comme c’était le plus souvent le cas au Moyen Âge. Certains architectes s’attachèrent alors définitivement à un prince ou à une clientèle stable: ce sera le cas, par exemple, des Sangallo, architectes de la papauté. À la tête d’une importante agence, ils fonderont une de ces dynasties d’architectes telles que l’Europe en connaîtra bientôt.

L’évolution du statut de l’architecte en France

Le mot architecte figure dans le Dictionnaire français-latin de Robert Estienne (1549). À l’époque où certains souverains, comme Catherine de Médicis, se piquent de connaissances en architecture et où de savants gentilshommes, issus comme Pierre Lescot d’une famille de hauts fonctionnaires, font une brillante carrière d’architecte, les termes courants, «maître-niveleur», «mathématicien et géomètre» et «maître-ingénieur», rappellent constamment que l’artiste doit aussi maîtriser les différentes contraintes – techniques, financières, économiques et matérielles – de l’art de construire. Philibert de l’Orme, à cette époque, met en garde contre les maçons ou les charpentiers qui se disent architectes; son Premier Tome de l’architecture (1567) instaure d’ailleurs la défense de la profession en France.

À l’image des cours italiennes, les souverains français donneront une place sans cesse prépondérante aux architectes qui auront les fonctions les plus diverses, de la conception du projet à la direction des travaux. Les exemples d’architectes spéculateurs sont nombreux, de Thibaut Métezeau, sous Henri IV, à Soufflot, sous Louis XV. L’ascension sociale de l’architecte suit en effet l’ascension de la bourgeoisie, tandis que l’État centralisateur, dans les monarchies absolues, essaie de définir les normes juridiques et administratives de la profession.

Jusqu’au milieu du XVIe siècle, l’architecte se situe entre le praticien de la construction et l’administratif. Serlio, par exemple, qualifié en 1541 de «peintre et architecteur ordinaire [...] de Fontainebleau», dispose d’un titre, mais non d’une fonction. Louis XI, déjà, puis François Ier avaient esquissé l’organisation des Bâtiments du royaume en créant les charges de surintendants et de contrôleurs, financiers et trésoriers, hommes de confiance dont le rôle était de faire entreprendre les travaux et d’en surveiller la bonne conduite. Avec Henri II, l’architecte exerce enfin lui-même les fonctions de surintendant et de contrôleur, sorte de conseiller technique auquel seront adjoints par la suite des inspecteurs. Philibert de l’Orme (nommé en 1548), Primatice, Baptiste Androuet Du Cerceau et Louis Métezeau seront parmi les plus célèbres architectes surintendants, avant que Henri IV ne sépare à nouveau les deux fonctions. Au XVIe siècle, une administration parallèle est créée pour les corps d’ingénieurs, responsables des fortifications, mais les villes, les communautés ou l’aristocratie calquent leurs propres directions de travaux sur celle de l’administration royale. L’architecte, dont les fonctions se précisent en même temps qu’elles se diversifient, y gagne une autonomie d’action plus large, un prestige incontestable et une position sociale enviable. Touchant des honoraires annuels dans l’administration, des sommes forfaitaires ou un intéressement à la fourniture des matériaux, il dirige souvent d’importantes agences qui se transmettent de génération en génération, créant de véritables dynasties d’architectes – les Du Cerceau, Métezeau, Mansart, Gabriel sont restés célèbres, pour s’en tenir à l’Ancien Régime. Néanmoins, de nombreux ingénieurs de fortifications des généralités provinciales exercent également les fonctions d’architectes des grandes villes ou des communautés du clergé séculier. Les XVIIe et XVIIIe siècles innovèrent peu dans la définition, au demeurant assez lâche par l’absence de vrais statuts, de la profession d’architecte. Mais ils renforcèrent la mainmise de l’État sur les modalités d’une production jugée essentielle à l’activité politique, économique et sociale du royaume. Un arrêt du parlement de 1622, par exemple, reconnaissant aux architectes, gens de métier, le droit d’exercer la fonction d’expert dans les litiges entre client et entrepreneur, consacre la dignité de la profession.

Au XVIIe siècle, le surintendant est aussi ordonnateur des Bâtiments, Arts, Tapisseries et Manufactures de France, charge qui correspond à un véritable ministère dont les bureaux se structurent à l’échelle du royaume entier. Avec Colbert, à partir de 1664, les différents services de l’architecture disposent d’un état-major d’officiers qui comprend, outre le Premier architecte du roi et ses architectes ordinaires, des artistes et des maîtres d’œuvre (du couvreur au jardinier). Un vaste ensemble de corps de métiers, dirigé par des architectes, préfigure ainsi le service des Bâtiments civils tel qu’il sera constitué au XIXe siècle. Le prestige de la profession d’architecte, tout au service du pouvoir, est définitivement consacré en 1671 par la création de l’Académie royale d’architecture. Ses membres, architectes du roi, qui devaient former une sorte de Conseil permanent auprès du surintendant et de ses fonctionnaires, avaient surtout pour mission d’élaborer une doctrine et de la dispenser à des élèves. Tout en officialisant les matières théoriques de la formation, l’enseignement ne négligeait pas les connaissances pratiques, le plus souvent directement données dans l’agence d’un des architectes du roi. À l’apprentissage traditionnel, individuel et avant tout pratique, sur le chantier, le siècle de Louis XIV substituait donc une formation systématique, génératrice d’une culture uniforme. Ce système, à la fois hiérarchisé et centralisé, d’un «métier» arrivé au faîte des professions libérales va se développer dans tout le royaume où l’architecture civile urbaine est appelée à prendre le pas sur l’architecture religieuse ou aristocratique. Les débats de l’Académie, les sujets du concours qu’elle organise pour sanctionner les études, mais aussi les préoccupations des édiles municipaux, tant à Paris qu’en province, rendent compte de cette lente mutation. La fin de l’Ancien Régime consacre l’architecte-urbaniste, tandis que le système se développe sur le modèle français dans la plupart des monarchies éclairées de l’Europe, de la Grande-Bretagne au Portugal, en passant par la Russie de Catherine II.

La vocation pédagogique et édilitaire de l’architecture (1750-1867)

En un siècle, de la fin de l’Ancien Régime au second Empire, la profession d’architecte est agitée par une crise fondamentale, particulièrement sensible dans une déontologie si diversement et si difficilement formulée et pratiquée dans les siècles passés. Cette crise est la conséquence de la civilisation industrielle naissante et du formidable essor économique et démographique qui l’accompagne. Elle se manifeste enfin, sous la pression des régimes politiques mouvants, par le remplacement des institutions, par la mise en place d’un système d’enseignement très développé et par la codification de la profession qui, officiellement, éclate en plusieurs corps. Celui des ingénieurs semble devoir triompher des architectes, bien que le pouvoir, à la fin de l’Ancien Régime, ait constamment encouragé la spéculation intellectuelle et artistique. Mais la philosophie utopique propre aux Lumières l’emportait souvent sur le pragmatisme souhaité dans l’aménagement et l’équipement du royaume. Témoin le remplacement de l’arbitraire surintendance par une direction générale des Bâtiments du roi, placée désormais sous tutelle du contrôleur général (ministre des Finances). Témoins le rôle personnel et l’action éclairée des deux derniers directeurs, le marquis de Marigny sous Louis XV et le comte d’Angiviller sous Louis XVI. Le sérieux avec lequel ces administratifs cherchent d’abord à s’instruire est sensible, dès 1750, quand le jeune Marigny effectue un voyage en Italie, en compagnie de l’architecte Soufflot et de plusieurs spécialistes chargés de le guider dans ce qui fut sans doute le premier voyage d’étude officiel d’un membre du gouvernement dans ce domaine. La même conviction gagne le public éclairé: les doctes amateurs, tel le père Laugier auteur d’un Essai sur l’architecture (1753), ont une profonde croyance dans le pouvoir didactique de l’architecture mise au service des vertus civiques. La presse, qui se développe à cette époque, consacre des rubriques sans cesse plus nombreuses aux faits d’architecture et d’«embellissement» – c’est-à-dire d’édilité urbaine. L’architecte devient aussi philosophe et poète. La liberté d’invention se manifeste dans un goût intense pour le pur dessin d’architecture (Piranèse, Legeay, Peyre, Boullée), mais aussi dans les œuvres édifiées de Soufflot, de De Wailly, de Gondoin ou de Ledoux, et de toute une génération décrite par Émile Kaufmann comme «révolutionnaire» (entre 1760 et 1800). Ledoux, dans un style lyrique, dresse le panorama sur un double plan théorique et philosophique, des facultés quasi illimitées de l’architecte; le titre de son ouvrage, publié en 1804, contient un programme pédagogique et déontologique à la fois: L’Architecture considérée sous le rapport des arts, des mœurs et de la législation.

En réalité, l’ascension sociale de l’architecte telle que nous l’avons évoquée jusqu’ici ne concerne qu’une minorité associée au pouvoir royal et à la classe dirigeante. Le besoin d’équipements collectifs, de logements, bref l’intensification de l’urbanisme au XVIIIe siècle voit le rôle des ingénieurs civils s’accentuer, tandis que les maçons et les entrepreneurs sont toujours responsables des neuf dixièmes des constructions privées. On sait, par exemple, que les académiciens de première classe et les jurés experts bourgeois s’interdisaient l’entreprise; mais une série de faits nouveaux marque l’évolution de la place de l’architecte dans la société, tant du côté des ingénieurs que du côté des architectes officiels. Ils concernent, dans les deux cas, la formation professionnelle par la création d’écoles spécialisées.

Le rôle de l’Académie demeure prééminent durant la première moitié du XVIIIe siècle où le seul cours public d’architecture y est dispensé par le professeur royal. En 1720, le grand prix qui sanctionne les études et qui donne accès au pensionnat à l’Académie de France à Rome devient annuel, tandis qu’est institué l’usage des prix d’émulation. Plusieurs conflits entre l’Académie et l’administration royale, qui se résolvent par un renforcement de l’autorité du directeur des Bâtiments, la suppression de la charge de Premier architecte et diverses mesures de réorganisation de l’Académie, montrent que celle-ci ne joue plus exactement son rôle après 1750. Néanmoins, certains de ses membres jouissent d’un immense prestige justifié par le rayonnement de leur agence, le nombre de leurs élèves personnels et leurs projets pour réformer l’état stagnant de la formation et de l’exercice de leur profession. Notons le rôle de Soufflot, essayant d’imposer, entre 1775 et 1778, divers projets très pragmatiques, comme la création d’un laboratoire de résistance des matériaux et d’études de questions techniques de construction.

La réforme esquissée par le comte d’Angiviller dans son administration (1776) montre un égal souci de pragmatisme, dans l’esprit de Turgot, mais qui échoue comme la plupart des réformes du règne de Louis XVI. Le signe le plus manifeste d’une crise des institutions, mais aussi de la recherche d’un statut de la profession, réside dans la création d’un enseignement privé, ainsi que dans l’ouverture d’écoles d’ingénieurs. Dès 1739, le célèbre architecte théoricien J. F. Blondel ouvre un cours privé. Celui-ci, extrêmement suivi, sera transformé en cours public en 1743 et il sera édité. En 1740, sous l’égide de l’académie locale, la ville de Rouen ouvre une école gratuite de dessins où les jeunes gens apprennent les rudiments (mathématiques, géométrie, anatomie); des écoles similaires s’ouvriront dans une dizaine de villes de province avant qu’à Paris, en 1767, Bachelier fonde l’École royale gratuite de dessin, première institution officielle au niveau de l’enseignement primaire. L’effort le plus important a cependant porté sur la formation des ingénieurs dont la profession, socialement et pratiquement, tend à se substituer à celle d’architecte, du moins sur la plupart des chantiers édilitaires.

Sous l’autorité de Trudaine, avec l’aide de Perronet, est fondée en 1747 l’École royale des ponts et chaussées; l’année suivante voit naître l’école du génie de Mézières. Ces écoles dispensent des cours d’architecture et, en 1795, la création de l’École polytechnique accentue encore la division des professionnels des travaux publics. L’œuvre pédagogique de certains enseignants d’architecture de ces écoles devait avoir un profond retentissement, notamment par leurs publications, qu’elles aient un caractère technologique, comme celle de Rondelet, Traité théorique et pratique de l’art de bâtir (1812-1814), ou théorique, comme les ouvrages de J. N. L. Durand, nouveaux bréviaires des élèves architectes du XIXe siècle. L’enseignement destiné aux futurs ingénieurs accentuait la rupture entre deux conceptions opposées de l’architecture: celle qui donnait au décor une suprématie dans le parti initial et celle qui, refusant même toute idée de décor, orientait l’art de construire vers un fonctionnalisme intransigeant. Cette nouvelle filière de l’enseignement de l’architecture ne devait néanmoins pas faire disparaître la filière traditionnelle. La dissolution des académies en 1793 ne supprima pas l’enseignement de l’architecture en tant que discipline autonome; celle-ci continua d’être dispensée sous l’autorité du nouvel Institut de France dans l’École spéciale d’architecture contrôlée par la classe des beaux-arts et par un jury spécial. Cet aréopage de sages, dominé par la personnalité de Quatremère de Quincy, ne devait que réussir à précipiter la crise, même si le rôle du concours de Rome, des ateliers officiels et des programmes fictifs n’est pas démenti au cours du XIXe siècle. La création de l’École des beaux-arts de Paris en 1819, qui comprend un enseignement spécifique d’architecture, transposait dans une nouvelle structure les habitudes pédagogiques de l’Ancien Régime finissant. Les architectes réagirent à l’omniprésence des ingénieurs en tentant de hausser le débat sur les options stylistiques, affirmant le primat de la fonction esthétique: les productions haussmanniennes du second Empire et celles de la Belle Époque, notamment avec l’Exposition de 1900, ont été deux moments sensibles de cette réaction.

Le XIXe siècle, avec ses incertitudes stylistiques, ses différents dogmatismes et ses audaces techniques et artistiques, évolue dans le sillage d’un débat permanent entre forme et fonction, décor et structure; l’utilisation de nouveaux matériaux (le fer et le ciment armé) renforce les convictions contraires de l’architecte et de l’ingénieur. La création du Service des monuments historiques en 1832, où s’illustrèrent de brillants polémistes, tel Viollet-le-Duc, n’est qu’un avatar supplémentaire de cette évolution du rôle de l’architecte dans la société contemporaine.

Tandis que cette crise de l’architecture, sensible dès le milieu du XVIIIe siècle, s’exprimait par la multiplication des expériences et des réformes de l’enseignement, les statuts de la profession semblaient avoir été fixés sous le Directoire par le Code civil. Or, celui-ci ne lève pas toutes les ambiguïtés: à l’article des responsabilités, par exemple, le Code ne distingue pas l’architecte de l’entrepreneur; la distinction essentielle réside dans le fait que l’architecte sera désormais astreint à la patente. La recherche d’une véritable entité socioprofessionnelle pousse aussi certains architectes à se regrouper: en 1840, par exemple, est fondée la Société centrale des architectes. Dans son Guide pour le choix d’un état ou Dictionnaire des professions (1842), Édouard Charton déclare: «Le véritable architecte nous paraît, en effet, celui qui est également apte à édifier la plus simple demeure et le monument le plus grandiose; celui qui aspire à posséder à la fois l’art, la science et la pratique.» On voit que la définition ne s’est guère modifiée depuis Alberti, mais elle s’est singulièrement vulgarisée. Au reste, le débat est devenu public et des revues spécialisées, comme la Revue générale de l’architecture , fondée en 1840 par César Daly, jouissent d’une audience qui dépasse le cercle étroit de la profession. La nécessité de réformer la profession est toujours manifeste sous le second Empire qui, en 1867, crée, en même temps qu’il réforme l’École des beaux-arts, le diplôme d’architecte tel qu’il sera délivré jusqu’en 1968.

4. La formation et la profession d’architecte depuis 1914

De 1914 à 1940

Le marasme de la construction

Pendant le temps où les architectes étaient préparés à construire des palais, la majorité d’entre eux n’avaient pas même à construire des maisons. La cité d’habitations à bon marché confiée par un office public départemental ou la villa de quelque importance constituaient un événement dans la carrière de l’architecte provincial.

Une fois achevée la reconstruction qui occupa les années vingt, la période de l’entre-deux-guerres se caractérise en effet par la grande misère de la construction, en particulier en matière de logements. Les lois sur les loyers, toutes défavorables aux propriétaires, ont détourné l’épargne privée de la construction de logements, aux loyers dépréciés. Le relais fut très insuffisamment assuré par l’État avec la loi Loucheur, en 1928, qui favorisait l’accession à la propriété individuelle. En 1938, la loi sur les bonifications d’intérêts semblait devoir ressusciter l’engouement pour la propriété locative, mais la guerre n’était pas loin.

La pénurie de la construction allait de pair avec la carence des équipements et l’anarchie des extensions urbaines. En dépit de la loi Cornudet de 1919 concernant l’aménagement, l’embellissement et l’extension des villes, les lotisseurs se souciaient peu des effets néfastes de leurs spéculations, et les banlieues ouvrières croissaient de manière désordonnée, sans équipements scolaires, hospitaliers et administratifs.

Certaines constructions réalisées entre les deux guerres soulèvent aujourd’hui un regain d’intérêt. Le relativisme historique des appréciations donne à penser que nous sommes au seuil d’un mouvement de réhabilitation. Néanmoins, on a peu construit pendant cette période et beaucoup de ce qui fut fait échappa aux architectes.

La formation et la consécration des architectes: le système académique

L’enseignement: l’École des beaux-arts

L’enseignement «Beaux-Arts» est de type charismatique. Il est fondé sur une pédagogie du «réveil», peut-on dire en empruntant le langage de Max Weber, qui vise à faire éclore le don que chaque élu porte en lui. Il s’appuie sur une pédagogie initiatique, avec transmission par osmose, du maître à l’élève et de l’ancien au nouveau, non seulement d’un savoir théorique et pratique, mais d’un ensemble de valeurs. L’atelier est la structure de base de cet enseignement, le folklore en est l’accompagnement. Les rites de passage, l’argot d’école sont partie intégrante de cette pédagogie d’initiation, comme, d’une autre manière, le cycle d’épreuves du prix de Rome. L’École, disent les plus anciens élèves, ce sont «les plus belles années de la vie». Mais ils disent aussi: l’École n’est rien (tant il est vrai que «le talent et le génie, en matière artistique, ce sont des dons avant d’être des études») et l’École est tout (puisqu’elle est le lieu d’inculcation de la «manière d’être» architecte). Cette «manière d’être» implique une sensibilité qui est à la fois celle de l’artiste et celle de l’humaniste. Elle suppose une vocation (associée au don) et une mission à finalité humaine (comparable à celle du médecin).

Il est aisé de rappeler les lacunes et les anachronismes de cet enseignement hérité d’un autre âge. Les cours théoriques étaient peu nombreux, souvent peu suivis, les enseignements techniques inadaptés aux exigences de la construction moderne. Plus grave encore, parce que l’ingénieur n’a pas (quoi qu’il en ait) la capacité de suppléer ici l’architecte, l’architecture demeurait séparée de l’urbanisme, ignoré à l’École des beaux-arts. Cet aspect du «mal français», repérable dans l’anarchie des lotissements de banlieue de l’avant-guerre, est allé s’accentuant avec l’«urbanisme quantitatif» de l’après-guerre. Les sciences économiques et sociales furent absentes, elles aussi, et jusque dans les années soixante, de la formation des architectes. Le «manque de réalisme» de cette formation a été ressenti et souligné par bien des architectes.

La dominante de l’enseignement était artistique. Sur le caractère «routinisé», pour reprendre encore la terminologie wébérienne de cet enseignement, on a tout dit ou presque. L’École, prisonnière d’un académisme dans lequel l’idée du beau se réduit à un système de modèles et la pratique à un système de règles, s’est révélée incapable d’intégrer, sinon sous une forme tardive et atténuée, les innovations architecturales des années vingt. Elle a constitué, entre les deux guerres et au-delà, le bastion de tous les conservatismes. On a tout dit aussi sur les recettes graphiques dispensées aux architectes, comme à d’autres celles de la rhétorique.

Pourtant, l’École des beaux-arts eut encore, dans les débuts du XXe siècle, un grand rayonnement. Le cours de Julien Guadet, Éléments et théorie de l’architecture , n’a pas été qu’en France la bible de générations d’étudiants. Et le procès en révision de cet enseignement, tant décrié pour de bonnes raisons, semble bien être ouvert: d’aucuns, et de plus en plus nombreux, sont attirés par les «belles images» thésaurisées à l’École des beaux-arts ou chez les arrière-neveux d’architectes. Si Le Corbusier fut bien autodidacte, Tony Garnier était premier Grand Prix de Rome. À l’architecte, conçu comme un artiste, on apprenait à dessiner et on fournissait des éléments d’une culture architecturale. Ce n’était pas tout à fait rien.

La consécration des architectes: le prix de Rome

Le prix de Rome est au cœur de l’institution académique. La question avait été soulevée au XIXe siècle de savoir si l’École devait préparer des étudiants en vue d’un diplôme ou «faire» des prix de Rome. Le bon fonctionnement du système académique a exigé le maintien des deux objectifs, et la primauté du second sur le premier.

Comble de la virtuosité académique, le prix de Rome imposait aux candidats un itinéraire d’épreuves codifiées sur des sujets d’École, sans relation, ou presque, avec la demande potentielle. La «fabrication» des prix de Rome était, avant la Seconde Guerre mondiale, une sorte d’oligopole. Pour la période de 1914 à 1939, six ateliers sur les vingt-huit qui ont eu des lauréats ont totalisé 64 p. 100 des premiers grands prix et 73 p. 100 des grands prix. Après-guerre, on s’achemina vers le duopole, et deux ateliers purent revendiquer à eux seuls 59 p. 100 des premiers grands prix et 39 p. 100 des grands prix. Du fait que les étudiants complétaient leur apprentissage en «faisant la place», un même patron disposait, dans le cas privilégié où il était membre du jury des grands prix, de deux moyens pour couronner les études du bon élève: accroître ses chances d’être lauréat et, conjointement, lui offrir, en l’associant à l’agence, un tremplin pour aborder la vie professionnelle. Le prix de Rome constituant le point de départ du circuit de cooptation, c’est sur le circuit entier que se répercutaient les effets des positions dominantes des «grands» architectes, patrons d’atelier et patrons d’agence.

La circularité académique: le mandarinat

Le système académique était fondé sur la circularité. Les membres de la section architecture de l’Académie des beaux-arts se recrutaient par cooptation. Au travers de l’École nationale supérieure des beaux-arts et de ses filiales régionales créées en 1903, l’Académie régnait sur l’enseignement, dans la mesure où elle attribuait les récompenses. Les Prix de Rome, architectes de droit des bâtiments civils et palais nationaux, avaient le quasi-monopole des commandes publiques. Les patrons nommés des ateliers «intérieurs» de l’École des beaux-arts (sinon ceux des ateliers «extérieurs», appelés et révocables par les élèves) étaient des grands dignitaires. C’est tout normalement au sein de cette élite titrée qu’étaient cooptés les nouveaux académiciens.

La professionnalisation des architectes: le système libéral

Entre les acquis professionnels du XIXe siècle et la création de l’ordre des architectes en 1940, on a tendance à perdre de vue l’entre-deux-guerres, période où de nombreux milieux professionnels, et pas seulement les architectes, ont revendiqué des statuts instituant des garanties de capacité, un pouvoir disciplinaire de la profession et des «moralisations» de la concurrence. La création de l’ordre n’est certes pas indépendante du renouveau corporatiste associé au régime de Vichy; il faut néanmoins rappeler que les textes ratifiés étaient réclamés depuis longtemps par les associations et syndicats d’architectes.

L’une des associations les plus actives a été la Société des architectes diplômés par le gouvernement D.P.L.G., réservée aux titulaires du diplôme des Beaux-Arts. Fondée en 1877 par les premiers diplômés, la S.A.D.G. a connu sa pleine expansion dans la période de 1920 à 1940, regroupant la presque totalité des diplômés. Elle comptait 200 adhérents en 1890 et 1 800 en 1940. Ayant milité en faveur de la réglementation de la profession et de la création de l’ordre, il alla de soi que le président de la S.A.D.G., Auguste Perret, fût le premier président de l’ordre. De nombreux syndicats d’architectes s’étaient constitués. Le syndicat des architectes diplômés de l’École spéciale d’architecture (1860), le syndicat des architectes diplômés par l’État (1860), qui regroupa en 1925 les anciens élèves de l’École supérieure des arts décoratifs, visaient à défendre les anciens élèves des différentes écoles de statut tenu pour moins noble que celui de l’École des beaux-arts. D’autres syndicats étaient fondés sur des critères géographiques. L’Association provinciale des architectes français (1889), devenue syndicat après 1920, fédérait les syndicats départementaux et couvrait tout le territoire français, à l’exception du département de la Seine. Toutes ces associations, dont nous n’avons pas épuisé la liste, se sont regroupées en une vaste Confédération générale des architectes français mentionnée, avec environ 5 000 adhérents, dans l’exposé des motifs du projet de loi réglementant la profession d’architecte, présenté par le gouvernement Léon Blum en 1938.

Jusqu’à la loi de 1940, ni l’exercice de la profession ni le port du titre n’étaient protégés: n’importe qui pouvait se parer du titre d’architecte, même s’il ne pouvait y associer la mention D.P.L.G., D.E.A.D. (diplômé de l’École des arts décoratifs) ou D.E.S.A. (diplômé de l’École spéciale d’architecture).

La loi de 1940 et les textes édictés au cours des années suivantes, aboutissement du processus entamé en 1840, ont régi la profession jusqu’à la loi de 1977. La loi de 1940 a assuré la protection du titre d’architecte, mais elle n’a pas réglementé l’acte de construire ni imposé, dans ce dernier, l’intervention de l’architecte: les procès des guérisseurs n’eurent pas d’équivalent du côté des bâtisseurs en tout genre. La profession est représentée par un ordre qui a la capacité d’accorder ou de refuser l’accès à la profession et détient en outre un pouvoir disciplinaire. La profession d’architecte s’exerce sous forme exclusivement libérale ou individuelle. En pratique, en dehors de l’exercice libéral, le salariat dans une agence d’architectes ou dans la fonction publique a été toléré. Ce qui a été exclu (et qui est demeuré exclu en 1977, faute de quoi il eût été mis fin à la profession libérale), c’est toute forme de bénéfice né d’une activité commerciale. Entre l’architecte et l’habitant, comme entre le malade et le médecin, s’instaure un colloque singulier, une relation fondée sur la confiance en la responsabilité de l’homme de l’art et sur le «désintéressement» de l’architecte. Dans le cas de l’architecte, la garantie décennale prévue pour la construction confère à la responsabilité un aspect juridique. Le système académique, comme système de formation et de consécration des architectes, associé à l’ordre, comme organisation professionnelle, constituait un ensemble institutionnel cohérent. Mais, en fonction d’une règle sociologique banale, au moment où les systèmes institutionnels sont mis en place, le décalage avec la réalité apparaît, et c’est déjà l’amorce de leur décadence.

De 1940 à 1992

Le «boom» de la construction et la crise de la profession

Après les destructions massives de la guerre et l’ampleur de la reconstruction, et jusqu’à la crise conjoncturelle de 1974, on a beaucoup construit en France. Ce fut le temps de l’urbanisme galopant, placé sous le signe de l’urgence et de la quantité, de la réglementation et de la spéculation.

La profession issue d’un corporatisme malthusien s’est trouvée ainsi affrontée à une demande sans commune mesure avec celle d’avant guerre. Elle s’est trouvée aux prises avec les contraintes issues les unes du marché (l’économie de profit), les autres de l’Administration (la prolifération des normes). Elle était mal préparée à l’importance croissante prise par les données techniques. Les médiateurs, promoteurs publics ou privés, se sont interposés entre l’architecte et l’habitant. Les concurrents, et en particulier les bureaux d’études techniques, ont réussi des empiétements menaçants.

Pour toutes ces raisons, la profession d’architecte a traversé une crise qui était d’une part la manifestation d’un phénomène général, la crise de la profession libérale, et d’autre part l’expression d’une incertitude particulière concernant la fonction de l’architecte aujourd’hui. Les signes de déclin étaient multiples: 70 p. 100 du volume de la construction réalisés sans architecte; éclatement et fragmentation de la mission traditionnelle répartie en une pluralité d’acteurs en compétition; multiplicité et ambiguïté des statuts professionnels avec progression du salariat; hétérogénéité de la «communauté» professionnelle. Le grand voile de la profession libérale dissimulait la disparité des fonctions accomplies par les uns et les autres: il n’y avait plus un mais des architectes, avec des tâches multiples allant de l’expertise la plus pauvre (relation avec l’Administration) à la plus spécifique (conception architecturale et élaboration du projet) et rarement dépositaires d’une mission totale au sens traditionnel.

Même si, dès les années cinquante, les cheminements de la réussite s’étaient diversifiés et si la filière académique n’était plus ce qu’elle avait été, les grands patrons occupaient le sommet de la hiérarchie professionnelle. Au prix d’ajustements partiels (accroissement de la taille de l’agence et tentative de rationalisation de son fonctionnement), ils jouaient à fond de leur rente de situation. On pouvait, dans les années soixante, évaluer à une trentaine le nombre des architectes ayant une position nationale, tandis que 8 000 architectes étaient inscrits à l’ordre. Au-dessous d’eux se situait la cohorte des bénéficiaires moyens des chasses gardées de la commande publique et des chasses gardées de la promotion privée qui, moins codifiées, étaient tout aussi réelles. Entre tous les autres architectes, de nombreux clivages étaient encore repérables. Ceux qui, conseils ou consultants, étaient des demi-salariés, en même temps qu’ils avaient une agence, semblaient moins démunis que les libéraux purs soumis aux angoisses des «dents de scie» de la commande.

La dégradation du modèle libéral, les inégalités de fait et le désarroi vécu par les architectes suggéraient deux interrogations auxquelles la loi de 1977 a tenté de répondre. La pratique libérale était-elle ou non condamnée? Existait-il une expertise rare dans laquelle l’architecte ne soit pas suppléé ou en voie de l’être?

L’aggiornamento de la profession libérale

La loi de 1977 confirme l’existence de la profession libérale. Le titre demeure protégé et le port du titre soumis à l’inscription sur les tableaux régionaux des architectes. L’ordre des architectes subsiste. À cet égard, la différence majeure entre la loi de 1977 et celle de 1940 concerne le pouvoir disciplinaire qui ne sera plus exercé par les conseils ordinaux, mais par des «chambres disciplinaires» présidées par un magistrat et composées en majorité de magistrats. Cependant, les conditions d’accès à la profession sont élargies. En particulier, l’exercice de la profession est ouvert, sous le titre d’«agréé en architecture», aux professionnels (comme les «maîtres d’œuvre») qui exerçaient une activité de conception architecturale avant la publication de la loi. La loi autorise l’inscription, sur les tableaux régionaux, de «sociétés d’architecture» (sociétés que les architectes peuvent constituer soit entre eux, soit avec d’autres personnes physiques). Les modes d’exercice de la profession sont très diversifiés. La profession d’architecte peut être exercée à titre individuel sous forme libérale, mais aussi en qualité de fonctionnaire, d’agent public, de salarié d’un architecte ou d’une société d’architecture, de salarié d’une personne physique ou de droit privé construisant pour son usage propre 漣 à l’exclusion des promoteurs, des organismes financiers et des professionnels de la construction. La loi assure l’extension du champ d’intervention au détriment de l’étendue de la mission.

Elle prévoit enfin, et là réside sans doute la véritable innovation, la création des conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement, conçus comme une pièce maîtresse de la politique de sensibilisation à l’architecture et de sauvegarde de la qualité architecturale. Précédés par les expériences pilotes d’«aide architecturale» ou d’«assistance architecturale», les conseils doivent prendre la forme d’une association groupant les représentants de l’État, des collectivités locales, des professions concernées ainsi que des personnes qualifiées. La consultation du conseil est gratuite; elle est prévue comme obligatoire pour tous les maîtres d’ouvrage autorisés à construire sans architecte. En redéfinissant la compétence de l’architecte et en portant l’accent sur la conception, la loi devait permettre à la profession de retrouver une identité perdue. La mission pédagogique qui lui était confiée devait y contribuer. L’évolution des années quatre-vingt confirme l’intérêt de l’État pour l’architecture. Mais, alors que la loi de 1977 réglemente l’ensemble de la profession, les mesures postérieures à 1978 concernent des domaines plus restreints, notamment les rapports des architectes avec les maîtres d’ouvrages publics et la promotion de l’architecture auprès d’un public élargi. Les actions en faveur de la maîtrise d’ouvrage publique sont d’abord incitatives et expérimentales, avec la création en 1977 de la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques qui met en place le programme «Architectures publiques» en 1984, puis juridiques, avec la loi du 7 juillet 1985. Il s’agit notamment d’améliorer les procédures de passation des marchés de conception et la coopération avec les maîtres d’œuvres privés. Leurs missions sont redéfinies et la responsabilité du maître d’ouvrage public renforcée, le programme devant devenir une garantie pour l’architecte. Mais les conditions concrètes d’exécution des contrats ne permettent pas toujours aux architectes de faire respecter leurs nouveaux droits.

Les années quatre-vingt sont aussi celles où l’architecture conquiert le public profane. L’Institut français d’architecture, lieu d’exposition et de documentation créé en 1980, révèle l’importance accordée par l’État à cette promotion. Le Salon international de l’architecture se tient pour la première fois en 1988. D’autres manifestations pourraient être citées. Cependant, ces vitrines ne doivent pas masquer une contradiction dont les frustrations provoquées par les Grands Travaux peuvent être considérées comme le symbole: le regain d’intérêt pour l’architecture est indéniable, mais la majorité des architectes sont exclus des avantages qu’il procure. Une oligarchie accapare les profits symboliques et économiques, et la majorité continue à souffrir des faiblesses de la demande et de la rareté des missions valorisantes. La solution pour les générations à venir ne peut reposer que sur une redéfinition des objectifs de la formation.

Les vicissitudes de la formation

Après la guerre, le système d’enseignement, de plus en plus anachronique dans ses méthodes et ses contenus, a été incapable de se rénover. La réforme de 1962 prévoyait la création d’écoles nationales d’architecture, un renforcement de la sélection à l’entrée, la formation des architectes en deux cycles, le premier formant des techniciens du bâtiment. L’idée sous-jacente était celle d’une hiérarchisation de la profession. Les critiques conservatrices ne manquèrent pas: «C’est la fin de l’esprit de l’École», «la fin de l’architecture comme art», «la négation de l’architecte». Les critiques de gauche non plus, portant sur le caractère antidémocratique de la sélection et l’institutionnalisation des «nègres». La réforme demeura sans application.

En 1968, le quai Malaquais fut le lieu d’une contestation permanente et aussi d’une activité plastique incessante avec l’atelier d’affiches. La contestation de l’enseignement des Beaux-Arts était assurément plus justifiée et argumentée que tout autre. Mais la crise de 1968 fut suivie d’une phase d’ouverture et d’effervescence où les innovations se multiplièrent sur fond d’anarchie. Les décrets se sont succédé, ainsi que les recours en Conseil d’État et les annulations. Disons, pour être bref, que la réforme Malraux de 1968 a mis fin au système académique et à l’École nationale supérieure des beaux-arts telle qu’en elle-même... Le décret de 1968 visait à la décentralisation et à la diversification de l’enseignement: huit unités pédagogiques ont été mises en place à Paris et treize en province, auxquelles on a accordé l’autonomie de gestion et l’autonomie pédagogique. Depuis, au moins trois changements sont statistiquement vérifiables. Les effectifs étudiants ont plus que triplé entre 1966-1967 et 1990-1991, de plus de 4 000 à 14 590. La «place» a considérablement régressé et les études supérieures universitaires (para-architecturales) sont devenues plus fréquentes. Pour le reste, toute tentative de généralisation trahit la diversité des situations concrètes. On peut dire très sommairement que, pendant quelques années, le «discours» s’est substitué au «dessin» – en ce sens que la prolifération dans le champ intellectuel d’un discours «mixte», fortement imprégné de sciences sociales et à forte prétention théorique, n’a pas épargné le champ architectural. Mais, au-delà d’une vulgate, aujourd’hui dépassée, la recherche d’une théorie de l’architecture, le recours à l’archéologie et à l’histoire manifestaient, de la part des nouveaux architectes, la quête, sans cesse renouvelée, d’une identité perdue. La réforme de l’enseignement de 1978 remettait l’accent sur l’apprentissage «pratique» et instituait une sélection au terme de la première année d’études. La réforme de 1992 crée un corps d’enseignants-chercheurs à temps plein, tentative de revalorisation de la profession, et redéfinit le contenu des enseignements, l’accent étant mis sur la diversification des formations: une réflexion est engagée sur une filière d’urbaniste; la formation de paysagistes, la spécialisation dans la conception assistée par ordinateur sont encouragées. L’État tente ainsi de trouver une solution non malthusienne au problème structurel de l’insuffisance de la demande par rapport à l’offre de travail.

Le nombre, le statut et l’emploi

Même si la plus grande prudence est de mise concernant les indications chiffrées, certaines tendances sont peu contestables. Le nombre des diplômes d’architecture décernés chaque année est d’environ 1 200, ce qui aboutit au doublement de la population active entre 1978 et 1991. Le nombre des diplômés s’est élevé à 1 085 en 1988-1989. En décembre 1991, 22 215 diplômés étaient inscrits à l’ordre, dont 8 705 en Île-de-France, 2 171 pour la région Rhône-Alpes et 2 070 dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il subsiste encore quelque chose du désert français dans la répartition géographique des architectes, qui n’ont pas seulement à construire, mais aussi, et partout, à sauvegarder la qualité de l’environnement.

L’exercice libéral de la profession demeure prédominant, mais avec une inégalité grandissante des situations. Les grosses agences (30 personnes ou davantage) ne représentent guère plus de 3 p. 100 de l’ensemble, et l’écart s’accroît entre elles et les autres.

La loi de décentralisation de 1982 et la création des C.A.U.E. (Commissions d’architecture, d’urbanisme et d’environnement) ont entraîné une augmentation du nombre des architectes travaillant pour les collectivités locales (750 dans les communes; 250 dans les autres collectivités locales). En revanche, malgré l’intérêt croissant de l’État pour l’architecture, le nombre d’architectes travaillant pour lui est stable: les contraintes budgétaires et les réticences de l’ordre à l’égard d’un mode d’exercice non libéral sont les deux obstacles à son augmentation. 1 000 architectes sont au service de l’État, certains occupant une position forte dans le champ de la profession, notamment les 101 architectes-conseils du ministère de l’Équipement.

Le prestige de la «carte de visite» publique (du fait de l’effet cumulatif des positions occupées dans les secteurs public et privé) a toujours attiré les «grands» architectes. Mais, aujourd’hui, les jeunes diplômés (de moins de trente-cinq ans) et de moins jeunes, en difficulté, sont de plus en plus nombreux à chercher des solutions alternatives au travail en agence.

L’avenir professionnel des architectes dépend de décisions d’ordre politique, et toutes les mesures prises depuis quinze ans confirment un retour de faveur à leur égard: elles ont pour objectif la promotion de la qualité architecturale et la revalorisation des missions de maîtrise d’œuvre. Mais les pressions protectionnistes n’ont pas cessé, qui prouvent que les architectes restent sur la défensive. L’État, après avoir si durablement assuré la prééminence, dans ses services administratifs, du corps des ingénieurs va-t-il ou non constituer un corps des architectes de l’État? Au-delà de ce choix politique reste la question subsidiaire: donner le pouvoir aux architectes, certes, mais auxquels et pour faire quoi?

Encyclopédie Universelle. 2012.

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